The House protects the Dreamer (français)

C'est par un discret post sur Reddit que nous avons découvert l'existence de The House protects the Dreamer.

Un utilisateur dénommé Frater_57910 signalait la mise en ligne par une tierce personne, sur Archive.org, de quelques morceaux qu'il avait, avec un ami, enregistré une vingtaine d'années auparavant.

Intitulé Meditationsmusik et uploadé le 5 septembre 2023, l'item sur Archive.org était présenté de la manière suivante :

Sur Reddit, Frater_57910 expliquait que son comparse musical, dont on peut voir un commentaire, sous le nom de Secret France, sur la page Archive.org, l'avait prévenu de la mise en ligne de ces vieux morceaux :

"The craziest thing about it is that we never released these tracks officially. Only a few friends had copies on cassette, like most of our demos or rehearsal recordings. Apparently someone made copies for his own friends, and so on."

Les quelques morceaux proposés sur Archive avaient un charme mystérieux dû essentiellement – non pas que la musique soit en elle-même ennuyeuse ou mauvaise – au son de l'enregistrement, incroyablement lo-fi et primitif, et ce non pas grâce à des effets numériques ou par la manipulation de paramètres sur un DAW actuel, mais tout simplement de par leurs conditions d'enregistrement : c'était clairement une cassette enregistrée avec un magnétophone doté d'un micro interne.

Nous avons pris contact avec les intéressés qui s'avèrent être les personnes derrière le compte Bandcamp Gaimundas, discret netlabel proposant des démos d'ambient assez proches de la Kosmische Musik allemande ou de projets comme Burzum époque Filosofem (influence revendiquée par le groupe).

Le compte Archive.org Autumn Calls, qui avait publié une partie des morceaux, proposait déjà, avant de les avoir uploadés et manifestement sans le savoir, plusieurs morceaux également produits par le netlabel. 

La description de ce que produit Gaimundas, d'après leurs propres termes, est à la fois claire et sommaire :

"Digital reedition of private tapes. Localist and primitive ambient."

Au cours de nos échanges ils nous ont appris que l'intégralité des morceaux seraient réédités en ligne au cours de semaines suivantes, sur leur compte Bandcamp. C'est maintenant chose faite. Ces quelques morceaux rescapés d'innombrables improvisations, dont une bonne partie n'a même jamais été enregistrée, si l'on en croit leurs auteurs, sont en tous cas représentatifs de cet ambient propre aux années 90, à la croisée de la scène black metal et du monde post-industriel, aujourd'hui intégré à ce melting pot indifférencié qu'est le "dungeon synth".

Pourquoi avoir choisi comme titre la phrase "The House protect the Dreamer" ? Et pourquoi n'y-a-t-il pas de nom de projet à proprement parler ?

B. : Cela vient d'une citation de Gustave Bachelard, que nous avons publiée sur Bandcamp avec le release :

"Si l'on nous demandait le bienfait le plus précieux de la maison, nous dirions: la maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison nous permet de rêver en paix."

F. : Il n'y a pas de nom de projet parce qu'à l'époque où nous avons enregistré ces morceaux nous n'avions pas réfléchi à la question, dans la mesure où nous ne comptions pas les rendre public ; et il n'y a aucune raison de s'inventer un nom, vingt ans après. Nous avons donc choisi cette phrase qui sert à la fois de nom et de titre.

Mais les projets Hanweiler et Gewhuse, eux, ont chacun leur nom propre, en revanche.

F. : Oui, pour la simple raison que ces démos-là ont été éditées, à l'époque. À très eu d'exemplaires, mais éditées quand même. Il fallait donc un nom sous lequel les présenter au public. En revanche The House protects the Dreamer qui leur est postérieur n'a jamais été édité avant aujourd'hui, comme je viens de le dire. Nous n'avions aucunement pour projet de sortir cette musique sous forme de "démo", avec un "nom de projet", une "pochette", un positionnement dans une "scène" et tout ce qui s'en suit. Nous avions dépassé ce stade.

B. : On a sorti des démos et des albums, sous divers noms, et avec divers collaborateurs, mais à un moment donné on a ressenti le besoin de nous retirer de toute existence publique et de garder notre musique pour nous et quelques amis.

F. : Ce que nous jouions était avant tout une musique faite pour être un support à la rêverie, que nous écoutions nous-mêmes pour prolonger certains états de conscience ou plus banalement pour nous endormir.

Qu'est-ce qui vous empêchait de rendre cette musique publique malgré tout ? Qu'est-ce qui vous gênait dans le fait d'évoluer au sein d'une scène ?

F. : Nous nous sommes rendus compte que tous les efforts que demande l'existence publique au sein d'une scène – la duplication des cassettes ou des CDR, l'impression des pochettes, la publicité par flyers, ou dans des fanzines, ou sur le Net ensuite, la nécessité d'avoir de "bons rapports" avec le maximum d'autres acteurs de cette scène, l'aspect pécunier de tout ça, etc – nous ennuyaient profondément et parasitaient de plus en plus notre vie créative et notre vie tout court. Nous avons donc fini par laisser tomber. Devenir "célèbres" ou "respectés" n'était de toute façons pas notre objectif. Au contraire, l'idée même de l'underground, l'aspect secret, privé, exclusif, de tout cela, nous plaisait beaucoup, mais l'expérience nous a montré qu'on y retrouvait en réalité, en miniature, tout ce qui est repoussant dans le monde mainstream.

B. : Être vraiment underground c'est être invisible, même aux yeux de ce qui constitue officiellement "l'underground".

Connaissez-vous la personne qui a mis une partie de la démo en ligne sur Archive.org ? Sans elle, j'imagine qu'il n'y aurait pas de réédition...

F. : Elle nous a donné son mail et nous avons donc pris contact, et oui, il s'avère que si nous ne nous connaissons pas de très près, nous évoluions dans les mêmes cercles et dans la même région à l'époque. Ce qui explique qu'elle possède nos démos officielles (sorties sur CDR gravés maison à l'époque) et que qu'un ami commun ou une amie commune ait pu lui copier des enregistrements privés. Le milieu "dark" dans l'Est (Alsace-Lorraine) n'est quand même pas gigantesque.

Enregistrements privés ? Vous donniez donc des copies de vos répétitions ou ce genre de choses, à des tiers ?

F. : À certains amis et correspondants, oui. On ne pouvait pas encore stocker tout ce qu'on voulait en ligne, à l'époque. Il fallait sortir des releases sur cassette ou CDR. Entre deux sorties officielles à proprement parler, on faisait écouter nos nouvelles compos à nos contacts en leur envoyant un titre ou quelques titres, de temps en temps. Certaines de ces compos ont fini sur des releases officiels, d'autres sont restés inédits. Ou ont carrément disparu. À l'occasion d'une panne de disque dur ou ce genre de choses.

B. : On a également des amis qui sont venus assister à des répétitions ou des séances d'impro, chez nous, à l'époque, et je sais que certains ont fait des enregistrements. Il y en a sûrement que nous n'avons pas, nous-mêmes. On ne perd sans doute pas grand-chose...

F. : Dans le cas de The House protects the dreamer, comme nous pensions à l'époque ne jamais le sortir, nous en avons fait quelques copies sur cassettes pour des amis.

Vous dites "des répétitions chez nous" – vous viviez ensemble ?

B. : Oui, aujourd'hui (et depuis longtemps !) chacun a son appartement, et nous ne vivons d'ailleurs même plus dans la même ville, mais nous vivions à l'époque en communauté avec d'autres personnes. La liste des membres a beaucoup évolué au cours des trois ou quatre années passées ensemble. Généralement il y avait une demi-douzaine de personnes vivant dans la maison, qui disposait de plusieurs chambres et d'une cave aménagée (où se trouvait également le home studio). On peut appeler ça une collocation, tout simplement, et c'est quelque chose de banal aujourd'hui, mais il y avait une dimension artistique et spirituelle en plus. La musique n'était qu'un aspect des choses. Plusieurs d'entre nous pratiquaient la peinture et/ou la sculpture. Dans un genre assez néo-primitif la plupart du temps. 

(Photo : exemples d'oeuvres fabriquées par des résidents)

Nous étions une communautée intéressé par la spiritualité, les arts en général, et avec une certaine règle de vie qui faisait partie intégrante de notre spiritualité ET de notre pratique artistique.

Une règle de vie ? Cela sonne très monastique.

B. : Je ne dirai pas que notre jeunesse a été monastique (rires) mais on peut dire qu'on avait développé notre propre version de "Ora et labora", oui. Chaque membre de la communauté devait aider, bien évidemment, aux tâches ménagères, mais aussi au potager et à toutes sortes de travaux en extérieur nous permettant de recourir le moins possible aux commerces, voire à gagner un peu d'argent sur les marchés locaux. Il y avait également des horaires précis pour la méditation ou les séances de rêve dirigé. Ce n'était pas obligatoire, on était pas une secte, mais cela faisait partie du quotidien au même titre que les repas ou le sommeil.

F. : La vie quotidienne même dans ses aspects les plus triviaux devait être vécue d'une "certaine façon". 

Qu'est-ce qui a fait que ça s'est arrêté ?

F. : Il n'y a pas eu de grande raison particulière. Je suppose qu'à un moment donné tout le monde en a eu assez et voulait passer à autre chose. Et certaines réalités matérielles, professionnelles, etc, se sont imposées, aussi.

Pour en revenir à la musique : vous parlez d'impros. Vous improvisiez systématiquement ?

B. : Pas systématiquement, non – Eintritt in ein kosmisches Ordnungswissen a été composé de A à Z par exemple – mais la plupart du temps, quand on essayait de construire des morceaux d'une manière plus posée et méthodique, cela ne donnait rien. Beaucoup de travail et une façon de composer extrêmement peu intuitive, et peu jouissive, pour un résultat au mieux banal. Ceci dit la plupart des impros ne donnaient rien ou pas grand-chose non plus ; mais l'intérêt de la démarche était que, parfois, ne serait-ce que quelques minutes, sur toute une après-midi à jammer, il y avait un moment de grâce.

F. : On a fini par ne plus nous enregistrer du tout et nous contenter d'improviser ensemble, en essayant d'atteindre le plus vite et plus souvent possible cette espèce d'état de grâce. Les quelques démos et enregistrements anonymes que nous avons aujourd'hui sont une toute petite partie de ce qu'a été notre activité musicale.

Que signifie le nom de votre netlabel, Gaimundas ?

F. : Gaimundas n'est pas un label ni un netlabel. Nous n'allons pas produire de nouveaux releases et ne sommes actifs dans aucune "scène". C'est simplement un compte Bandcamp qui nous permet de mettre à disposition de vieux enregistrements. Nous ne composons plus et ne nous intéressons pas à la scène actuelle.

B. : C'est le nom de la ville où nous avons passé une partie de notre jeunesse. Son nom ancien. De la même manière que Gewhuse ou Hanweiler sont des lieux. Nous avons fait ce choix à l'époque pour que notre musique soit vraiment locale, enracinée. Les noms inspirés de Tolkien ou de je ne sais quelle mythologie lointaine ne nous intéressent pas.

C'est quelque chose d'important pour vous, l'enracinement ?

F. : Oui, indéniablement. Non pas dans une optique "patriotique" ou que sais-je. C'est quelque chose de plus charnel, d'immédiat. Quelque chose d'inexploitable politiquement. Le mot allemand "Heimat" est plus approprié que "Patrie" en ce qui nous concerne, car la Heimat, c'est la maison d'enfance, le lit où l'on dormait enfant.

Toujours cette thématique de la maison...

F. : Eh oui.

B. : On a grandi dans une région où le passé est vraiment visible partout. Des vestiges gallo-romains aux ruines industrielles du 19è siècle, en passant par celles d'un château fort, sur quelques kilomètres carrés on a un aperçu de deux mille ans d'histoire. Ça crée un certain état d'esprit. Et quelque chose que l'on peut avoir envie ou besoin d'exprimer ou d'illustrer à travers la musique, ou la peinture.

F. : Ça nous a paru naturel d'utiliser ce patrimoine-là, pour les noms de nos projets, par exemple, plutôt que de piocher dans l'oeuvre de Tolkien comme quinze mille autres groupes dans ce genre de musique.

"Envie ou besoin" – une vie artistique ne vous manque pas ?

B. : Comme je disais tout-à-l'heure, la musique n'était à l'époque qu'un aspect de notre vie créative. En ce qui me concerne j'ai poursuivi la photo, le potager et le travail du bois – artistique ou artisanal. Je le fais pour moi-même et ne ressens pas les besoin de rendre public ce que je fais.

F. : J'ai une vie professionnelle très accaparante, d'une part ; d'autre part quand j'ai le temps de travailler sur des choses personnelles, je privilégie désormais l'écrit. Je compose encore un peu, contrairement à B. mais je le fais seul ; ce n'est pas du tout la même expérience.

Vous utilisez le terme "atmospheric" pour décrire votre musique ; l'appellation dungeon synth qui s'est imposée depuis une dizaine d'années ne vous convient pas ?

F. : Dungeon synth est un terme qui ne veut rien dire et que je ne supporte plus d'entendre. Et quand bien même il voudrait dire quelque chose nous n'avons rien à voir avec ces âneries à la Donjons & Dragons. Ni sur un plan thématique, ni en terme de musique. Il n'y a pas de pitreries pseudo médiévales ou "épiques" sur The House, ni dans nos autres releases.

B. : Nous avons écouté et fréquenté (la plupart du temps à distance, par courrier comme cela se faisait) des artistes à la fin des 90's qui aujourd'hui sont rétrospectivement qualifiés de dungeon synth. C'est une étiquette totalement artificielle qui colle autoritairement dans le même sac des gens dont il était clair à l'époque qu'ils ne faisaient pas partie des mêmes scènes, des mêmes univers mentaux, et n'avaient pas les mêmes influences, les mêmes projets esthétiques, spirituels, politiques, etc.

Sur la page de Gaimundas vous reliez ce release à la "pagan ambient scene of Eastern France", pouvez-vous nous en dire plus ?

B. : C'est un terme assez mal choisi, en fait. Je l'admets. Mais nous étions très influencés par la scène pagan folk des pays slaves (Perunwit, Kraina Bez Wiatru, Lord Wind, etc) et par des groupes plus ambient des pays de l'est également, comme Sammach, ou des pays baltes comme Wejdas.

Tous avaient, de manière explicite ou non, un feeling très païen, que ce soit au sens spirituel ou au sens plus prosaïque, c'est-à-dire, "terrien", enraciné, folklorique, national-romantique (pour reprendre le terme utilisé par Ulver à l'époque). Il y avait à l'époque dans le Grand-Est plusieurs projets qu'on pouvait qualifier d'ambient, au sens très large du terme (musique essentiellement synthétique, dénuée de rythmique, etc) et qui obéissaient à cette vision spirituellement ou prosaïquement païenne du monde.

F. : La plupart évidemment étaient liés au monde black metal. Quelques autres, plus rares, à la scène industrielle / dark folk.

Vous écoutiez du dark folk vous aussi ?

F. : Du dark folk au sens anglais du terme, assez peu, en fait. Je n'aime pas du tout cette obsession pour la Deuxième Guerre Mondiale ou le militarisme en général qui existe ou a existé dans ce milieu. Pas plus que les âneries social-darwinistes à la Boyd Rice. J'étais plus sensible aux groupes cités plus haut, ou au folk à la Hagalaz Runedance.

B. : J'avais acheté et beaucoup aimé tout de même la collaboration entre Freya Aswynn et Patrick Leagas (ex-Death in June). C'était involontairement assez proche de l'atmospheric qui se pratiquait dans la scène black, plus que de la scène post-indus habituelle.

Et le black metal ?

B. : On a écouté du black metal toute notre adolescence mais à l'époque où on a enregistré nos propres démos atmo, au début des années 2000, donc, ce n'était déjà plus notre genre de prédilection. Ça a plutôt été une porte d'entrée vers d'autres genres et d'autres mondes, pour nous, qu'un but en soi.

F. : Notre influence la plus importante sur le plan musical, ça a été la Kosmische Musik allemande des années 70. Aujourd'hui c'est quelque chose qui ne m'intéresse plus vraiment, mais pour des adolescents des années 90 et début 2000, (re)découvrir Tangerine Dream ou (surtout) Popol Vuh, c'est une expérience extraordinaire. Aguirre est l'un des plus grands chocs musicaux de ma vie. Mais ce qui a été la porte d'entrée pour nous, ça a été Burzum et ses morceaux ambient : Tomhet et Rundgang Um Die Transzendentale Saule Der Singularitat. Nous n'aurions jamais cru entendre ce genre de musique, encore moins sur un disque de black metal. Cela avait un côté totalement hypnotique et fascinant.

C'est devenu compliqué d'aimer Burzum aujourd'hui...

F. : Oui et pour de bonnes raisons. Vikernes est clairement un malade. Mais je ne peux pas renier ce que sa musique a su évoquer, il y a presque trente ans maintenant.

Vous citiez Hagalaz Runedance et Patrick Leagas un peu plus haut ; ils étaient ou sont eux aussi des néo-païens revendiqués, pratiquant la magie – quelle était (ou est encore) votre expérience dans ce domaine ? Sur Archive.org, il est question de la Pagan Federation...

B. : On a jamais eu le moindre lien avec la Pagan Federation ou toute autre structure.

F. : Nous étions dans une forme de spiritualité sans doctrine, sans divinités ou entités, sans même aucun concept. C'était quelque chose de très pur.

On peut tout aussi bien qualifier cette "spiritualité" de rapport poétique au monde, non ?

B. : Absolument. Au monde et à la vie quotidienne, d'où notre mode de vie à l'époque.

Pour en revenir au titre du release : quelle signification, quelle importance a pour vous cette citation de Bachelard ? Est-ce un auteur important pour vous ?

F. : C'est une citation sur laquelle j'étais tombé par hasard, au milieu d'autres, et pour être honnête je ne connais pas plus que cela la vie et l'oeuvre de Gaston Bachelard. Je me souviens avoir feuilleté sa Psychanalyse du feu et n'y avoir strictement rien compris. Mais oui cette citation m'a accompagné au cours des dernières années, avec quelques autres :

"Il y aura toujours plus de choses dans un coffret fermé que dans un coffret ouvert. La vérification fait mourir les images. Toujours, imaginer sera plus grand que vivre. "

"Nous souffrons par les rêves. Nous guérissons par les rêves."

"Une simple image, si elle est nouvelle, ouvre un monde."

"Nous savons aussi que dans les heures les plus claires de notre vie diurne, il suffit d'un peu de solitude pour que nous tombions dans une rêverie qui rejoint les songes de la nuit. "

"C'est parce que les souvenirs dans anciennes demeures sont revécus comme des rêveries que les demeures du passé sont en nous impérissables. "

"L'homme se mire dans son passé, toute image est pour lui un souvenir."

Cette importance, cette noblesse, conférées à l'imaginaire, m'ont énormément touché. L'imaginaire est un domaine de la vie souvent décrié, comme une faiblesse ou une caractéristique de l'enfance, qu'un adulte raisonnable devrait faire mourir en lui. C'est une monstruosité à nos yeux. Nous avons toujours pratiqué la méditation et les exercices de rêverie et nous continuons à le faire. Pas parce que nous pensons y faire des découvertes "surnaturelles", mais parce que cela nous connecte à la Vie elle-même.

D'où, donc, ce que vous disiez plus haut, sur la musique comme support à la rêverie. Les états de conscience modifiés jouent, d'après ce que j'ai compris, un rôle important pour vous.

F. : Oui, nous avons toujours pratiqué aussi bien la méditation que les rêves dirigés, que je viens d'évoquer, mais aussi l'écriture automatique, l'utilisation d'une Dreamachine, la répétition de mantras, tout ce qui en fait permet de favoriser des états de conscience modifiés. Certaines musiques – qu'on les écoute ou qu'on les joue – le permettent également. Mon premier souvenir dans ce domaine est une expérience tout à fait involontaire, inattendue, que j'ai eue, adolescent, en écoutant ce morceau ambient sur Filosofem, intitulé Rundgang Um Die Transzendentale Säule Der Singularität. Morceau que j'ai déjà évoqué plus haut et que je continue à considérer comme l'un des rares exemples de perfection absolue. Je l'écoutais régulièrement au walkman, tout comme d'autres albums atmo ou black metal, en errant dans les bois – la plupart du temps en Allemagne. Et un jour, en m'éloignant du sentier habituel, en m'enfonçant dans un arpent de forêt essentiellement peuplé de jeunes sapins, j'ai eu une sorte d'extase, à défaut d'un mot plus précis, avec ce morceau sur les oreilles. Je suis resté longtemps, immobile, en fixant le ciel à travers une trouée, avec la conscience très nette que je vivais "quelque chose" ; pas une vision mystique ou rien qui soit surnaturel, mais un sentiment du temps et de l'espace, et de ma propre identité, complètement modifié. Cela ne s'est jamais reproduit mais je m'en souviens comme si c'était hier.

Peut-on dire que votre musique vise à retrouver un tel état ?

F. : Oui, clairement.

Y-a-t-il d'autres expériences personnelles, intimes, qui inspirent votre musique ?

B. : Beaucoup de choses. La nuit en l'automne et l'hiver, les promenades dans les champs et les vergers, les bougies, l'encens, le silence et la quasi obscurité dans la maison, le crépitement du feu, les rituels domestiques, la proximité du monde germanique et de son paganisme, le ski de nuit, les jours de pluie et de ciel blanc, les gouttes sur les vitres, les fruits qui fermentent au sol, dans les verges, la contemplation des étoiles.

Vous évoquez la proximité de l'Allemagne – ou en tous cas du "monde germanique". Pouvez-vous développer quant à l'importance que le monde germanique a pour vous ?

F. : Une importance fondamentale. Notre région est ballottée entre le monde latin et lui depuis mille ans. Mais culturellement il est clair que nous penchons vers le monde germanique – je n'aime pas dire "allemand" parce que ça évoque l'impérialisme prussien et un certain pangermanisme moustachu que personnellement je déteste. Les germains au sens large, qui ont été mal christianisés, et tardivement, ont une grosse culture New Age et néopaïenne, qu'ils en soient conscients ou non, qui s'exprime moins dans des pratiques religieuses que dans un certain mode de vie, une façon d'être ensemble, de se soucier de l'écologie, du bien être, de la santé, de la tradition, etc. Je les trouve plus "incarnés" que les français qui ont un rapport très froid, abstrait, idéologique, à la vie. Et moins esthétique.

B. : Je suis citoyen français mais je me sens clairement allemand – à défaut d'un meilleur terme. Je parle de culture et de mode de vie, pas de nationalité ou de loyauté envers je ne sais quel gouvernement. Mais je ne me sens rien de commun avec les autres français, en fait. Je n'ai rien contre la Bretagne ou le pays Basque mais ce n'est pas ma culture.

Pour en revenir à la musique elle-même, quels synthétiseurs, ou quel matériel en général a été utilisé sur ces titres ?

B. : Je ne me souviens pas de tout, pour être honnête, mais c'est essentiellement du Yamaha PSS 390, qui a des sons FM, et un synthé analogique, je ne sais plus lequel à vrai dire... Nous avons accumulé pas mal de matériel au fil des années, sans compter celui que nous louions ou nous faisions prêter par des amis. Nous avons utilisé pas mal d'effets, aussi : reverb, delay, chorus... Et les instruments étaient branchés sur un ampli, ce qui donne ce son chaud, un peu saturé, même.

F. : Beaucoup de groupes si ce n'est la totalité (mais il y a des contre-exemples comme Darkthrone) évoluent généralement d'un mauvais matériel et de conditions primitives d'enregistrement vers quelque chose de plus performant et plus professionnel. Nous avons suivi une évolution exactement inverse : nous avons commencé avec des synthétiseurs analogiques récents, corrects, en nous enregistrant proprement sur PC, et peu à peu nous avons ressenti le besoin de salir notre son et d'enregistrer dans des conditions plus artisanales. Mon camarade B. avait déjà racheté un quatre pistes (un Yamaha MT400) que nous avions recommencé à utiliser. Quant à moi j'ai eu un choc un jour en passant devant la vitrine d'une boutique d'électronique et de hifi ; on y exposait un magnétophone Grundig C480. Je n'avais jamais mémorisé ni noté nulle part sa référence mais je l'ai reconnu immédiatement car c'est le magnétophone sur lequel j'écoutais de la musique, enfant, et sur lequel j'ai enregistré mes toutes premières tentatives musicales, à l'adolescence. Ces retrouvailles totalement inattendues m'ont paru être une coincidence magique, une synchronicité comme on en vit quelque fois dans sa vie. C'est donc ce magnétophone qui a servi sur The House protects the Dreamer.

Sur la question du matériel utilisé vous vous éloignez considérablement des groupes de Kosmische Musik qui vous ont influencé et qui eux accumulaient un matériel effarant, dans une optique maximaliste...

F. : Absolument. Nous aimons les sons lo-fi et naïfs des vieux claviers PCM ou des Yamaha PSS qui étaient en réalité de la synthèse FM mais très primitive, et pour nous comme pour tout le monde j'imagine, ces sons évoquent l'enfance, c'est tout-à-fait le genre d'instruments qu'on offrait à un gamin pour l'initier à la musique. On peut, grâce à toutes sortes d'effets, les transcender, mais ils portent toujours au fond de leurs presets cette notion d'enfance, de naïveté, de nostalgie – et ça fait totalement partie des choses portées par notre musique.

La plupart de vos morceaux sont basés sur une phrase musicale répétée ad libitum, et une improvisation, un solo, dirons-nous, joué par-dessus. Est-ce une formule avec laquelle vous vous sentiez à l'aise ?

B. : Il est plus facile d'improviser sur un accompagnement simple et répétitif, oui. C'était donc la meilleur façon de ne pas se "planter" constamment. Au-delà de ça nous aimons la musique répétitive (nous avons déjà cité deux fois un certain morceau de Burzum...) et c'est à travers la répétition, encore et encore, jouée réellement, et non pas programmée sur un séquenceur, que l'on parvient à un certain état d'esprit.

Pourquoi ce choix d'un son tellement lo-fi ? 

F. : C'est moins un choix que la conséquence du fait d'avoir retrouvé ce magnétophone que j'utilisais enfant. J'ai été complètement fasciné en réentendant le son très particulier qu'il avait : les fréquences, la présence permanente du bruit que fait le moteur lui-même... J'ai encore des cassettes que ma mère a enregistré de ma soeur et moi quand nous étions enfants. Je ne peux pas imaginer un document de cette époque de ma vie avec un son parfait, lisse, neutre, "Tascam". Quant à The House, je ne voulais pas spécialement que ça sonne "sale" ou que ça sonne "vieux", mais je voulais que le son soit chaud, vivant. Nous avons donc enregistré avec le magnétophone placé devant un ampli guitare sur lequel nous avions branché les claviers. Nous n'avions aucune idée du résultat, d'autant que le magnétophone a un fonctionnement assez aléatoire – il aurait tout aussi bien pu ne rien enregistrer du tout, ou déformer complètement le son. Mais le résultat est fantastique, et je n'utilise pas ce qualificatif à propos de nos compos, mais bien du son lui-même, et de l'atmosphère qu'il crée. Je ne peux pas imaginer ce release, lui non plus, maintenant, avec un son lisse.

B. : C'est un son vivant, incarné. L'auditeur est avec nous dans la pièce. C'est bel et bien un enregistrement, au sens le plus fort du terme ; une captation, et non pas un calcul. La musique composée sur un DAW et exportée ne relève pas de l'enregistrement, mais du calcul, et je ne crois pas qu'on ait déjà vraiment réfléchi aux implications philosophiques que ça a.

Avec cette histoire de synchronicité que vous évoquez plus haut concernant le magnétophone Gründig, on reste dans le domaine de la magie...

B. : Oui, complètement, mais là non plus il ne s'agit pas de magie opérative ; c'est la magie de la Vie elle-même qui est à l'oeuvre. Nous n'essayons pas de la comprendre ni même de la définir. Et nous n'avons jamais essayé de "provoquer" quoi que ce soit. C'est même l'inverse, plus le temps passe, plus nous nous laissons porter par les choses.

Combien de personnes ont participé à l'enregistrement ?

B. : Pour The House... il y a eu trois participants. Le troisième membre nous a quitté – dans tous les sens du terme – il y a presque une dizaine d'années.

Est-ce que cela a joué dans le fait que vous ne fassiez plus de musique aujourd'hui ?

B. : Oui et non. Je pense que cela se serait essoufflé tôt ou tard. Mais cela a sans doute précipité les choses.

D'où viennent les photos utilisées sur la pochette ? La mise en page est assez inhabituelle pour un groupe issu du monde black metal ou neofolk, et évoque plutôt les productions d'un label comme Ghostbox. Est-ce un choix conscient de votre part ?

B. : C'est un autre exemple de synchronicité, un peu moins frappant mais bien réel. Il y a quelques mois F. m'a donné un énorme tas de photos argentiques allant de sa préadolescence à ses vingt-deux, vingt-trois ans. Il ne les avait jamais scannées et je m'étais proposé de le faire. J'y ai trouvé la totalité des photos qui figurent aujourd'hui sur le visuel de The House protects the Dreamer. Elles étaient exactement le type de photos que je cherchais, sans succès, dans ma propre collection. Le jardin de notre maison, la nuit ; des paysages locaux ; et enfin la lune dans un ciel bleuté, floue, presque abstraite. C'était parfait et inespéré.  J'ai su à ce moment-là que la réédition de ces morceaux était une bonne idée et même une nécessité. Mais pour vous répondre, non, nous n'avons pas cherché à ressembler aux productions du label Ghostbox

F. : J'ai eu une période où je photographiais énormément de maisons. Dans les environs de la nôtre, ou quand je visitais un autre village ou une ville. Dès qu'une maison me tapait dans l'oeil, je l'ajoutais à ma collection. J'ai continué après que nous ayions cessé de vivre ensemble. J'ai quelques centaines de clichés, maintenant, dont une sélection a constitué, à une époque, une sorte d'exposition en ligne, sur Flickr.

D'où vient cette fascination pour les maisons ?

F. : Je ne sais pas trop. Peut-être que c'est lié au fait que depuis mon jeune âge – et le jeune âge de mes amis et partenaires musicaux –  j'ai eu des activités un peu étranges, hors-normes, éventuellement dangereuses pour certaines (en termes de fréquentations, d'implications...) mais tout cela bien au chaud dans la maison de mes parents, puis dans celle où nous avons vécu en communauté. On est tous issu de la classe moyenne, on a jamais été à la rue, ou dans des squats, et n'avons jamais manqué de rien. Du moins à l'époque. Mais cette aisance nous a aussi permis de nous enfoncer profondément dans certains rêves, certains délires, sans rien risquer ou en ayant malgré tout un certain confort, une base arrière en quelque sorte. J'ai toujours été très nostalgique, aussi, nostalgique par avance, pourrait-on dire, et je pense qu'en documentant l'architecture locale, l'apparence bien concrète de mon environnement le plus quotidien, j'étais déjà dans une sorte de résistance passive au changement toujours plus rapide et inhumain que nous connaissons.

Tu n'aimes pas les récentes maisons "LEGO" peintes en gris, avec du gravier au sol et un Bouddha près de l'entrée, donc.

F. : On peut résumer ça comme ça.

Cet aspect contemplatif, onirique, déréalisant, démobilisant, d'une certaine manière, de votre musique, vient sans doute aussi de cette aisance matérielle, non ?

F. : Ni notre musique ni notre mode de vie n'avaient quoi que ce soit de révolutionnaire ou d'engagé politiquement ou idéologiquement, oui.

B. : On est pas politique du tout, ça c'est clair. On ne l'était pas à l'époque et on ne l'est pas aujourd'hui. La politique fait partie du problème, pas de la solution. C'est le rapport personnel au monde, aux choses, à la nature, au travail, aux activités, à soi-même, qui doit changer. Et la première chose qui doit changer c'est la capacité, aujourd'hui étouffée chez la plupart, à faire silence en soi, à méditer, à contempler, et à rêver.

Cette notion de confort, d'aisance, me penser aussi, encore une fois, à la scène black metal, quand on pense aux grands groupes norvégiens des années 90 qui étaient de purs rejetons de la classe moyenne supérieure, et vivaient dans un environnement très confortable, très protégé.

F. : Très protégé, oui, et étouffant à la fois, sans doute, puisqu'ils ont ressenti le besoin d'un monde plus dur, plus conflictuel et plus dangereux. Ce qui n'était pas notre cas. Mais oui, sociologiquement, il y a sans doute une similitude. Nous avons fréquenté quelques groupes de black metal locaux ou avons connu certains de loin, sans être amis avec eux (comme Helgrindr ou Epheles qui vivaient à quelques kilomètres de distance), et eux aussi, malgré leur radicalité musicale, étaient de purs petits bourgeois vivant chez leurs parents ; pas exactement dans un château à moitié abandonné comme les Légions Noires.

B. : Le dungeon synth dont on parlait plus haut est l'aboutissement de cette réalité sociale du metal et des musiques atmo des années 90. C'est vraiment la "bedroom music" chimiquement pure, une musique de la classe moyenne pavillonnaire et d'adolescents bien équipés, solitaires, qui s'ennuient, qui sont à pied, qui n'ont pas grand chose d'autre à faire que se promener dans la nature, lire, jouer à des jeux vidéos ou des jeux de rôle d'heroic fantasy. De ce point de vue-là et uniquement de ce point de vue-là, nous nous sentons proches de ce "genre". Le milieu industriel et post-industriel des années 80 était sans doute un peu plus dangereux et un peu plus réel dans sa marginalité, quand on voit le mode de vie des gens comme Genesis P-Orridge ou des membres de Coil.

F. : Pour en finir avec le black metal et les maisons de famille, je me suis "amusé" il y a quelques mois à chercher sur Google Street View à quoi ressemblaient les maisons des gens avec qui nous avions correspondu 20 ou 25 ans auparavant. Je me demandais si leur maison laisserait deviner ou mieux comprendre quoi que ce soit à leur sujet. Je n'ai pas encore décidé si c'était le cas où non. Mais c'est intéressant, en tous cas, de voir, dans toute sa banalité, l'environnement quotidien d'un musicien, surtout dans des genres aussi éloignés de la réalité, voire qui lui sont hostiles. Quand j'étais adolescent ça aurait sûrement gâché le rêve. Aujourd'hui c'est l'inverse. Je regarde ces maisons de famille, semblables à tant d'autres, parfaitement normales, banales, au milieu de leur rue, de leur zone résidentielle, et je suis fasciné en imaginant quelles réunions secrètes, inimaginables pour les voisins, elles ont hébergées, quelles aventures intérieures elles ont accueilli, quels rêves elles ont protégé.

(Par soucis de discrétion nous n'avons pas indiqué à quels groupes BM ou atmosphériques ces maisons se rapportaient – comme l'a fait remarqué F. : ceux qui les ont connus reconnaîtront les adresses)