"La Ville Grise m'est d'abord apparue en rêve ; des rêves très espacés sur une longue période de plusieurs années ; puis j'ai appris à la reconnaître ailleurs, dans les films, les jeux vidéos, et dans les rues des villes et villages que je visitais dans ma vie diurne. J'en ai tiré quelques conclusions.
On ne peut pas cartographier la ville grise.
On ne peut pas la localiser.
Elle existe de manière discontinue dans un nombre inconnu de villes réelles, de rêves nocturnes ou de fictions.
Il suffit que la lumière change au détour d'une rue, d'une nuance de couleur sur un immeuble, et je sais que je viens d'entrer dans la ville grise. Que je sois à l'état de veille ou en train de rêver. Et je réalise que je l'avais une fois de plus oubliée, et que cette redécouverte, cette anamnèse, n'en est qu'une de plus ; qu'il y en a eu un nombre d'autres dont je ne suis pas capable de me souvenir.
Cette prise de conscience de l'oubli et de la remémoration fait partie intégrante de la manière dont on expérimente la ville grise."
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Pays Fantôme a reçu il y a quelques mois un e-mail d'une personne anonyme prétendant avoir été membre d'un certain Groupement Psychogéographique de l'Est souhaitant nous communiquer une cassette audio contenant environ 17 minutes de musique et divers documents comme les photos d'écran d'un jeu sur Amstrad CPC 6128 ou encore toutes sortes de textes illustrés ou non : récits de rêves, fictions, essais, matériel pour jeux de rôles, etc.
Après réception et examen des pièces qui nous avaient été transmises, il s'est avéré évident que nous devions rééditer tout cela, au moins en partie. Naturellement, rien ne prouve que nous ne soyons pas en face d'un canular ; mais peu importe, au fond, que le Groupement Psychogéographique de l'Est ait réellement existé ou que ce correspondant anonyme se soit fatigué à inventer les pièces à conviction d'une affaire qui n'a jamais eu lieu. Il n'est, en tous cas, en rien impossible qu'il ait existé. Mais si ce n'est pas le cas, l'ardeur mise à y faire croire suffit à en faire bien plus qu'un faux : une oeuvre de fiction à part entière.
Nous avons envoyé un certain nombre de questions à cet (ou cette) anonyme, et nous vous proposons ici une synthèse de ses réponses. Elles font partie intégrante de l'oeuvre, à notre sens.
Les documents qui accompagnent le release sont fournis avec lorsqu'on le télécharge sur Bandcamp, ou consultables en ligne sur Archive.org.
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Tous les paragraphes ci-dessous sont des extraits de nos échanges par mail avec le représentant du GPE.
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"L'appellation Groupement Psychogéographique de l'Est est presque une plaisanterie. Nous étions quelques amis originaires d'un peu partout entre la Champagne et l'Alsace, en passant par la Meurthe-et-Moselle et la Meuse, et fréquentions le même campus (Lettres Sciences Humaines). L'un de nous était tombé, je ne sais comment, sur des textes de Debord et sur divers articles concernant la psychogéographie à la bibliothèque universitaire – il n'y avait évidemment pas d'Internet et encore moins de Google à l'époque, en France, et découvrir ce genre de passe-temps marginaux était un peu plus hasardeux.
Nous nous sommes appropriés le terme, en le mettant à notre sauce et en le débarassant de tout l'aspect politisé qu'il a originellement, mais dont nous n'avions qu'assez peu conscience de toutes façons. Analyser, contester ou réformer la société en étudiant les environnements dans lesquels nous nous vivions ne nous intéressait clairement pas.
Nous étions déjà de grands marcheurs et de grands amateurs d'exploration urbaine (pas du tout au sens où on l'entend aujourd'hui avec l'urbex ; nous ne pénétrions pas dans des usines abandonnées ou ce genre de choses) et d'exploration rurale. Pour dire les choses de façons moins snob, nous aimions nous balader, errer, nous laisser surprendre par le paysage, qu'il soit celui de la ville ou non.
La découverte de la psychogéographie théorisée par Guy Debord nous a simplement donné encore plus d'idées, des idées pour étendre nos expériences. Dans une démarche intime, ludique et esthétique."
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"Le nom Groupement Psychogéographique de l'Est est donc devenu celui sous lequel nous avons publié, dans un premier temps (sous forme de petits fascicules tapés à la machine, manuscrits, ou imprimés à la fac quand on en avait la possibilité) des récits de balades, parfois agrémentés de photos, et des textes plus généraux sur la question des lieux dans nos vies, de leur poids dans l'imaginaire, la vie psychique individuelle et collective, etc.
Cela paraît très théorique et pompeux et théorique dit comme ça mais encore une fois c'était une démarche viscérale et intimiste, pour nous tous.
Il n'y avait pas de règles et pas de méthodes établies. Chaque membre du groupe – il y en a eu en tout à peu près une dizaine ou une douzaine, sur les quelques années que cela a duré – était parfaitement libre de définir son propre domaine de recherche ou ses propres méthodes.
[...]
Certains prenaient essentiellement des photos au cours de leurs explorations. Et ne produisaient pas de commentaire écrit ou alors quelque chose de très court. Les photos parlaient d'elles-mêmes. Elles étaient conçues pour retranscrire non seulement l'atmosphère d'un lieu, sa spécificité, et l'effet qu'il avait eu sur l'artiste, mais pour dévoiler ce que ce lieu avait de secret, d'invisible, peut-être, pour ceux qui l'abordaient dans leur vie quotidienne avec un regard purement utilitariste.
D'autres membres partaient avec un dictaphone sur lequel ils enregistrement toutes leurs pensées, leurs émotions, tous les micro-événements de leur balade. Ils rédigeaient, ensuite, soit une synthèse, soit une transcription complète, littérale, de leur enregistrement.
Certains planifiaient exactement leur exploration, au moyen d'une carte. D'autres (comme moi) partaient en voiture au hasard, parfois même sans savoir dans quelle ville ils allaient s'arrêter. Ils attendaient de voir quelque chose, ou de ressentir un signal intérieur leur disant qu'il fallait s'arrêter ici ou là.
Entre l'exploration exhaustive d'un lieu et la dérive hasardeuse, se contentant d'un seul trajet à travers une ville, en en ratant la plus grande partie, tout était possible. Même les explorations se limitant aux rêves nocturnes... Et même les explorations fictives, procédant, ceci dit, non pas de la seule imagination de l'écrivain, mais de la méditation et du rêve éveillé. Ou en explorant une ville à travers des photos de ses rues.
J'imagine ce que nous aurions pu faire à l'époque si Google Street View avait existé."
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"À titre personnel, comme je l'ai dit, je faisais énormément de balades seul en voiture. Je venais de perdre ma mère, à vingt ans, et j'avais hérité de sa Ford. Pendant longtemps j'ai eu un très fort besoin de solitude. J'ai passé au moins un an de ma vie à prendre, aussi souvent que possible, une journée complète ou une nuit, sans prévenir personne, pour errer en voiture dans la région, en roulant au hasard sur des dizaines ou parfois des centaines de kilomètres. Je prenais des photos dans les villes et les villages où je m'arrêtais, ou parfois simplement à travers le pare-brise."
"Le nom Souvenirs de la Ville Grise vient aussi du fait que je prenais beaucoup de photos en noir et blanc à l'époque. Je les développais et les tirais moi-même, chez un ami qui avait le matériel nécessaire. Un certain nombre de tirages ont été considérés comme faisant partie, a posteriori, de l'inventaire officiel du Groupement. J'en ai vendu quelques-uns, surtout à des connaissances et des amis, pour être honnête. Deux ou trois ont été reproduits dans des fanzines locaux à l'époque."
"Il y a quelque chose d'indéfinissable mais de très intense pour moi dans le fait, pour moi, d'être seul au volant, dans une ville inconnue, à la tombée de la nuit ou au petit matin ; une ville où je n'ai rien à faire, personne à voir, où personne ne sait que je me trouve. Avec le pare-brise comme écran, c'est-à-dire à la fois comme protection, et comme médium (comme un écran de cinéma) qui me permet d'avoir du monde une expérience non pas directe mais esthétique avant tout. C'est un type d'états mentaux que j'ai découvert par hasard et que j'ai recherché volontairement, par la suite. Les autres ont eu le même genre d'évolution ; d'abord l'expérience pure, puis on théorise, on systématique."
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"Je n'ai plus les originaux de nos brochures mais cela n'a pas beaucoup d'importance, à l'époque nous avions utilisé un Atari pour archiver tous nos textes avec le logiciel Writer, et comme cela enregistrait des fichiers au format .doc j'ai encore tous nos écrits. Peut-être que ce sera réédité un jour d'une manière ou d'une autre, je n'ai pas de projet très précis à ce sujet pour l'instant. Pas sur papier, je pense, il n'y a pas de public pour ça, mais aujourd'hui n'importe quel blog ou compte Archive.org permet de s'adresser au monde entier."
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"Nous vivions essentiellement dans des villes moyennes ou des petites villes. Nos explorations concernaient essentiellement ce type d'environnements, villages inclus. Avec les très grandes villes comme Paris ou Lyon nous n'avons quasiment eu que des rapports imaginaires, à travers les livres, le cinéma, etc.
La dérive parisienne m'intéresse moyennement. J'ai eu l'occasion de la pratiquer, de manière involontaire, d'ailleurs, puisque j'ai vécu quelques semaines à Paris et que pendant mon temps libre (je travaillais dans un petit supermarché place Léon Blum et avais mes après-midi libres) j'errais dans les quartiers autour du mien, découvrant par exemple le Jardin Naturel et quelques rues sans grand intérêt mais qui m'attiraient pour cette raison précise, aux abords du Père Lachaise. Une expérience intéressante, mais Paris malgré tout était trop grand, trop peuplé, trop hostile pour un provincial comme moi.
[...]
J'ai adoré, jeune étudiant, le film Mort à Venise, par exemple, et cette ville (qui apparaît aussi dans un jeu vidéo que j'aimais ado, qui s'appelle Masque) m'a obsédé pendant un certain temps. J'en rêvais la nuit, je rêvais que je l'explorais et m'y perdais avec bonheur."
"Même si je sais qu'elle est superbe et que je rate sans doute quelque chose, je n'ai pas envie de voir la vraie Venise. De même que je me contenterai du Lyon que l'on peut voir dans L'horloger de Saint-Paul de Bertrand Tavernier ."
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"Notre région a un fort passé industriel, minier, sidérurgique, etc. Beaucoup de nos villes sont très marquées architecturalement par l'essort du XIXè siècle mais aussi par le déclin depuis quelques décennies. La Ville Grise est aussi la ville grise de pollution, grise de crasse, que nous ont laissé les capitaines d'industrie après nous avoir abandonnés. Mais encore une fois, même si ça faisait partie de notre imaginaire, cela ne nous intéressait pas de dénoncer cet état de fait. En revanche nous avions conscience que vivre dans ce genre d'environnement produisait un état d'esprit, voire des états de conscience particuliers."
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"Nous étions de grands amateurs de jeux vidéo et de jeux de rôles. Quand je parle de jeux vidéo il faut bien se rappeler qu'on était à la fin des années 80 / début et milieu des années 90. La plupart d'entre nous avaient une culture micro-ordinateurs et non pas PC ou console. J'ai beaucoup joué, adolescent, à leur sortie, aux jeux d'aventure de Lankhor, par exemple : Le Manoir de Mortevielle, La Secte Noire... à certains jeux américains, aussi, qui n'ont jamais été traduits, comme Zork. J'ai déjà cité Masque, aussi."
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"Nous nous sommes investis, pour plusieurs d'entre nous, dans un club informatique, à l'échelle municipale. C'était encore la grande époque de l'Atari et de l'Amiga."
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"Notre pratique des jeux vidéo influençait aussi notre façon d'appréhender le monde et les lieux réels que nous explorions. Explorer le réel était devenu une sorte de jeu en lui-même, une extension de ce que nous vivions dans les jeux vidéo – et vice versa."
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"L'un de nous avait écrit un petit programme en Basic pour Amstrad CPC. Au début des années 90 c'était une machine en voie de ringardisation mais qui était encore très répandue et avait ses fanatiques (qui existent toujours, d'ailleurs). C'était une sorte de balade interactive, textuelle, mais avec quelques illustrations, dans une ville imaginaire inspirée de plusieurs de nos explorations. Ça fonctionnait avec des choix multiples, comme un livre dont vous êtes le héros."
"C'était un jeu relativement sans queue ni tête, avec un scénario de bric et de broc, qui essayait d'exploiter au maximum nos notes prises lors d'errances, ou issues de nos réflexions, etc. C'était cousu de fil blanc et au final le jeu a un côté onirique, un peu surréaliste et bizarre, parfois un peu sinistre aussi il faut bien le dire. Il n'y avait pas vraiment de puzzles, ni d'objets à manipuler, ni de PNJ avec qui avoir des rapports, parce que le programmeur était incapable de réaliser ce genre de choses ; au final on ne fait à peu près qu'errer de lieu en lieu et voir ce qui se passe. Un peu comme nous-mêmes dans nos vies réelles à l'époque...
Ce jeu n'avait lui non plus pas de titre. Il a été partagé aux quelques membres que ça intéressait, et c'est tout. Je l'ai sur disquette mais il y a quelques années j'ai pris le temps de recopier tout le code."
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"Certains d'entre nous faisaient un peu de musique, ou en tous cas, disposaient de claviers et de synthés, et se sont mis à travailler ensemble. Cela a abouti à une cassette, qui n'avait d'ailleurs pas de titre. Ce n'était pas vraiment une démo à proprement parler, même si on lui a donné ce qualificatif ; c'était juste une collection de morceaux enregistrés l'un après l'autre au fil des semaines, des mois, que nous n'envisagions absolument pas de retravailler pour les proposer un jour à une maison de disque.
La version que je vous envoie n'est qu'un petit montage incomplet et endommagé (quelques secondes de musique manquent ici et là) de morceaux que nous avons enregistrés à l'époque.
L'influence principale, je dirais, était Désaccord Majeur – et dans une moindre mesure État des Stocks. Désaccord Majeur est un projet français qui existe depuis la fin des années 80 et qui est une sorte de réponse française à Zoviet France ou Rapoon ; en gros, de la musique post-industrielle avec une forte inclination ethnique. Personnellement j'étais absolument fan de la cassette Le Point immobile vibrant.
C'était aussi un label. Il a par exemple sorti la première démo de Moments Présents, que nous aimions beaucoup mais qui était beaucoup plus sombre. Nous voulions rester dans une certaine légèreté."
"Quant à État des Stocks c'est un projet belge, électronique et expérimental, plus abstrait. Mais ces deux projets avaient un côté à la fois très réaliste, par l'utilisation de samples du journal télévisé ou de documents audio historiques, et très surréaliste, intemporel, inclassable, de par leurs mélanges, leurs collages de sons de provenances très différentes.
L'effet mental que produit le passage d'une ambiance à l'autre, dans une ville, notamment, est l'un des piliers de la psychogéographie. On peut donc presque parler de psychogéographie sonore, les concernant."
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"Pour ce qui est des instruments, nous utilisions exclusivement des synthés analogiques et des claviers comme le PSS 390 qui utilise la synthèse FM. Les morceaux étaient enregistrés directement sur cassette. Nous n'avions même pas de 4-pistes ; c'était la chaîne HiFi familiale, avec son entrée ligne, qui nous servait de magnétophone. Les samples étaient joués en même temps, depuis un autre lecteur de cassettes audio où nous les avions préalablement enregistrés.
Les morceaux sont assez répétitifs, à dessein. La plupart sont totalement improvisés. Nous jouions à plusieurs, chacun avec son synthé, et quand l'un de nous trouvait un motif puis le répétait, un autre se calait dessus et jouait lui aussi la même phrase musicale encore et encore, et ainsi de suite. Ça évitait de faire trop de fausses notes ou de se lancer dans des solos croisés qui n'auraient rien donné. Nous n'étions pas de grands musiciens et en avions parfaitement conscience.
Mais nous aimions, de toutes façons, la musique minimaliste et répétitive, pour ses qualités hypnotiques, favorisant la méditation, la rêverie. J'ai pas mal écouté la cassette, sur mon lit, seul, dans la pénombre, ou essayant de me plonger dans un état entre la veille et le sommeil, et de visualiser des choses ; des lieux, des personnes, des scènes. Nos morceaux avaient ce côté un peu utilitariste, comme peut l'être la musique sur une cassette de relation new-age."
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"Nous avons samplé, entre autres choses, le JT et les reportages qui passaient à la télévision, alors. Le vieux Paris ouvrier, la France d'autrefois, les rues sales et grises, délabrées, les quasi-taudis qui constituaient encore, il y a seulement 40 ou 50 ans, la réalité du Paris populaire. Ce Paris-là, j'aurais pu l'aimer. Aujourd'hui on trouve ça très facilement sur le site de l'INA et c'est un vrai soulagement que de pouvoir s'y replonger."
"Les vidéos d'archives, aujourd'hui, permettent de se replonger dans cette grisaille magnifique, dans ces vieux quartiers populaires de Paris ou de la province, dont la laideur et la misère, le délabrement, la vétusté, paraissent aujourd'hui comme miraculeux, précieux, désirables – je ne saurais pas exactement dire pourquoi. Peut-être simplement par nostalgie. Peut-être aussi parce qu'ils portent la patine du temps et du réel, quand nos villes de plus en plus sont des non-lieux, des mises en scène, des décors vides de parc d'attraction. En tous cas il y avait quelque chose dans ces vieux quartiers gris et tristes quelque chose qui nous obsédait.
En matière de samples il y a quelques secondes de hurlements samplés du film Themroc, aussi. Et les hurlements d'une femme probablement à l'extrême limite de la maladie mentale, et qui gueulait sur je ne sais qui, que l'un de nous avait enregistrée discrètement avec un dictaphone, dans la rue. C'était quelque chose que nous faisions souvent. J'ai d'ailleurs gardé cette habitude, sans chercher à lui trouver une utilité.
Sur l'avant-dernier morceau, je crois, il y a la voix d'un homme qui prie en hébreux ; un juif parisien, dans un reportage télévisé quelconque d'il y a quelques décennies. Il n'y avait aucune composante spirituelle, vraiment pas la moindre, dans les productions du Groupement Psychogéographique de l'Est, mais comme pur élément d'ambiance on aimait bien tout ce qui semblait même vaguement ésotérique et mystérieux."
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"La réception de la cassette a été à peu près nulle, ce qui est normal dans la mesure où ne l'avons quasiment que diffusée de manière privée. Aucune chronique et quasiment pas de distribution, si ce n'est chez deux ou trois disquaires qui acceptaient de vendre des démos, comme Ombre Sonore à Strasbourg, ou la librairie La Parenthèse, à Nancy. WAVE nous a en revanche envoyés balader. Une radio locale a diffusé un morceau au cours d'une émission consacrée à la scène de l'Est. C'est à peu près tout. Je me souviens qu'on avait fixé un prix exceptionnellement bas pour la cassette, du fait de sa courte durée et du fait que c'était tout de même très amateur, très brouillon.
En totalité, je dirais qu'une vingtaine ou une trentaine de copies a été mise en circulation ; la plupart a été offerte à des amis. On en avait copié cinquante, d'avance, en se disant que ça suffirait, et au final on a pas réussi à les écouler."
"C'est la seule cassette enregistrée par le Groupement Psychogéographique de l'Est en tant que tel, mais je sais que deux membres au moins ont sorti d'autres démos dans un registre assez similaire, ou un peu plus influencé par le Moyen-Âge, les jeux de rôles, le symbolisme, ce genre de choses..."
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"Le Groupement a duré quatre ou cinq ans. Le temps de nos études...
Nous n'étions pas actifs, ou disons, productifs, tout le temps. Comme je le disais, c'était quasiment une plaisanterie, un jeu de rôle en soi : jouer au petit groupe avant-gardiste. Ça a toujours été un petit jeu spécifiquement français, me semble-t-il. Mais qui a l'air de s'être un peu perdu avec les années.
Quant à moi j'ai perdu le contact avec l'essentiel des membres du Groupement, mais ai conservé une amitié solide avec quelques-uns d'entre eux. Nous n'avons, ceci dit, plus d'activité en commun, et encore moins qui soit liée à la psychogéographie, dont on ne peut pas dire qu'elle ait fait beaucoup d'émules en France, contrairement au Royaume-Uni par exemple.
Personne, à ma connaissance, n'a percé ni cherché, d'ailleurs, à percer dans le monde de la musique ou de l'art. Beaucoup ont suivi un cursus les menant à l'enseignement ou à la fonction publique.
Je continue à me balader, comme tout le monde, finalement, et je relate mes découverte dans un petit journal qui ne me sert qu'à ça, mais ma démarche ne va pas plus loin."
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"Je ne m'intéresse pas du tout au revival actuel, dans les pays anglo-saxons, pour la psychogéographie. Ou pour être exact j'ai cessé de m'intéresser après avoir fait quelques recherches dans ce domaine. C'est beaucoup trop politisé d'une part, et pour le peu que j'ai vu, d'autre part, ça en reste aux vieilles techniques comme la dérive, tout ce genre de clichés. Encore une fois, pratiquer l'exploration dans le but, avoué ou non, de porter un jugement sur la société, ne m'intéresse pas du tout. Que le monde soit beau ou laid, qu'il soit juste ou non, qu'il soit un paradis ou une prison, m'intéresse en tant que citoyen mais pas en tant que marcheur, pas en tant que rêveur.
Quant à la mode de psychogéographie rurale comme avec le fanzine Weird Walks, je trouve tout ça beaucoup trop marqué par un néo-paganisme un peu grotesque et par la recherche d'un pays de Cocagne auquel se reconnecter alors que la réalité intéressante à explorer est plutôt celle de la mort de la campagne ; les villages déserts, la destruction des communautés anciennes et des modes de vie traditionnels, l'agriculture inhumaine, etc."
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"Le nouveau visuel proposé aujourd'hui avec la démo est un tableau montrant une scène de commedia dell'arte ; il n'existait pas à l'époque, mais j'ai toujours voulu utiliser un jour ce genre d'imagerie. Ce tableau a l'avantage de montrer un ciel plutôt chargé ; on reste dans le thème de la grisaille. On m'a signalé une possible lecture grivoise de cette image ; je dois avouer que cela m'avait échappé de prime abord..."
"Ce ciel me fait aussi penser au ciel du Nord évidemment ; à mes voyages de jeunesse à Bruges ou Ostende. Au Bal du Rat Mort. À des auteurs comme Ghelderode...
J'aime les masques et le carnaval. J'ai un souvenir encore très vif d'un cauchemar, fait adolescent, où j'errais dans une vieille ville aux ruelles étroites et tortueuse, et tombais sur un genre de Pierrot, égorgé, assis à même les pavés, le dos contre un mur. Ce genre d'esthétique est pour moi indissociable de l'imaginaire de la ville en général.
Il y a plusieurs villes qui ont marqué mon imaginaire, au fil des décennies, et il me semble qu'elles n'en forment qu'une seule, bien qu'elle prenne indéniablement des masques pour m'apparaître – à l'état de veille, ou dans mes rêves, la nuit. C'est pour cela que le disque s'appelle aujourd'hui Souvenirs de la Ville Grise, et non pas des Villes Grises."