Goût de l'errance, de l'exploration méthodique de lieux sans intérêt ; besoin de visiter le néant, de m'ouvrir à la pesanteur et à l'ennui du réel.
Je me gare aux limites du village.
Nous sommes en fin de matinée.
Au bout de quelques mètres, un mur de pierre donnant sur un jardin vide.
Qui protège le vide. Le délimite et le met en valeur.
Comme le cadre qui entoure une toile blanche.
Comme une cassette dont la bande serait vide.
Comme le centre du Temple, à Jérusalem, qui était une salle vide, où nul – à l'exception du grand prêtre – ne pouvait entrer.
Tout semble ici juxtaposé de manière chaotique : les maisons de famille, les terrains vagues, les bâtiments industriels.
Et aussi mes souvenirs, les idées qui me viennent, les émotions contradictoires que j'éprouve – mélange d'ennui, d'excitation et dégoût, comme souvent lors de ces errances que je m'impose méthodiquement, comme à titre expérimental.
Un jardin aux arbres en fleur, des débris en tous genres, des panneaux de pub collés à des vieilles fermes, une cimentierie à l'horizon, toujours visible où qu'on soit.
Il y a une beauté surréaliste involontaire dans cette juxtaposition.
Il y a quelque chose de familier, d'accueillant, dans ce chaos, également ; comme une chambre mal rangée, à l'échelle d'un village. Les habitants prennent leurs aises. Ils savent que personne ne vient jamais, qu'ils peuvent se répandre.
J'essaye d'imaginer quel genre de vie je pourrais moi-même vivre ici. J'éprouve l'envie d'être des leurs.
Vivre ici comme au désert. Dans le silence, l'immobilité, l'anonymat.
Avec les volets tirés moi aussi. Pour toujours.
Ne plus être seulement celui qui erre dans les rues, mais m'établir dans ce genre de décor – non pas pour y être chez moi, mais pour être précisément nulle part, y être et et y rester.
Qui vit dans cette maison ? Aucune importance. Personne. On vient vivre là pour ne plus être personne.
Certaines maisons semblent abandonnées. Le sont-elles vraiment ? Ou leurs habitants ont-ils renoncé avec soulagement aux tondeuses à gazon et au combat inutile, perdu d'avance, contre l'entropie ?
Plus jeune je rêvais de m'établir dans l'une des nombreuses maisons abandonnées de ma ville, avec quelques amis, et fonder quelque chose entre la milice, le cénacle artistique et la secte. Je sais maintenant que cela n'arrivera jamais.
J'ai grandi avec le punk et le post-punk. J'ai fait d'innombrables balades dans le quartier, par des matinées solitaires, adolescent, au lieu d'aller en cours. Avec le ciel gris, la solitude et Joy Division sur les oreilles. 'Down the dark streets, the houses looked the same'. C'est une expérience du vide qui m'a marqué pour toujours et que je peux me rappeler à volonté. Le vide de la vie ; l'intuition adolescente, incroyablement puissante et dénuée du moindre doute, que le monde est vide, qu'on y erre et qu'il n'y a rien d'autre à en attendre, que l'existence est sans objet, qu'aucun événement, aucune rencontre, que rien n'arrivera jamais en réalité. Intuition dont je n'ai jamais réussi à me délivrer.
En arrivant dans le nouveau lotissement, je repensais à mon adolescence.
À toutes ces matinées d'adolescence à zoner entre le CORA, les champs et les rues résidentielles vides, silencieuses, indifférentes.
Au crachin. Au ciel blanc.
C'était un monde où toutes les portes étaient fermées.
Où toutes les maisons avaient pour point commun de ne pas être la mienne.
Down the dark streets, the houses looked the same.
Les maisons de ce village silencieux et désert autres ressemblaient à s'y méprendre à d'autres dans lesquelles j'avais pu entrer dans ma jeunesse, pour y voir des amis, flirter, faire des devoirs ensemble. J'étais toujours surpris par les rues vides où ils vivaient, par le silence environnant.
Aucune vie sociale, communautaire, n'existaient en ces lieux.
C'était la mission même de ces quartiers. Leur fonction historique.
No place to stop, no place to go.