"Certains événements sont si incalculablement grands qu'ils excèdent la dimension historique. C'est le cas des catastrophes naturelles. La disparition de l'Atlantide (à supposer qu'elle ait existé) n'a pas été une catastrophe historique, une catastrophe qui a eu lieu dans l'histoire ; elle a plutôt été, en tant qu'ultime événement de l'histoire de l'Atlantide, quelque chose qui n'a pas réussi à entrer dans l'histoire : quelque chose d'historiquement supraliminaire. Il en va de même des essais nucléaires ; pour ne rien dire des guerres atomiques. Il se peut que leurs préparatifs appartiennent toujours à l'histoire, puisque ceux qui les entreprennent espèrent encore atteindre certains objectifs précis. Mais au moment où ils atteindront ces objectifs, au moment où la guerre commencera, c'en sera fini de l'histoire. Le jour des premières explosions, la dimension historique, elle aussi, explosera. "Au bout du chemin se dessine de plus en plus nettement le spectre de l'anéantissement général." (Einstein, dans son message aux physiciens nucléaires italiens.) Ce qui restera ne sera plus une situation historique, mais un champ de ruines sous lequel sera enterré tout ce qui avait ete un jour de l'histoire. Si malgré tout l'homme survivait, ce ne serait plus en tant qu'être historique mais comme un pitoyable résidu ; comme une nature contaminée dans une nature contaminée."
Gunther Anders, L'Obsolescence de l'Homme
Le musicien qui se cache derrière le nom Chemins Noirs a débuté sa carrière – qu'il reconnaît lui-même comme discrète et peu prolifique – dans le monde du black metal et de sa face B, les groupes dark atmospheric aujourd'hui considérés comme précurseurs de la très ennuyeuse scène dungeon synth.
"J'ai toujours écouté du heavy metal, du thrash, des trucs assez malsains, avec une imagerie médiévale, macabre... Mais la découverte de la scène black et des groupes qu'on qualifie aujourd'hui de dungeon synth a vraiment été un immense choc. J'avais pour la première fois le sentiment qu'il ne s'agissait plus seulement d'une esthétique ou de provocation, mais d'une démarche authentique, premier degré, qui engageaient toute l'existence de ceux qui l'entreprenaient. J'ai rapidement écouté des choses comme Mortiis, bien entendu, mais aussi Perunwit et Lord Wind pour la Pologne, des gens comme Balam, Kirke Aske ou Solfataris en France, et surtout la scène autrichienne avec Grabesmond ou Pazuzu dont la noirceur était infiniment plus grande, et qui mêlait à sa musique médiévale des influences orientales, tribales, qui n'ont jamais été égalées, et même pas réellement imitées, depuis."
Début 96 on était juste au début de la grande "mode" du black metal qui devait frapper la France, et encore un peu plus loin de l'Internet pour tous et de la facilité grandissante à distribuer à sa musique comme à découvrir celle des autres. À l'adolescence, de telles durées représentent une éternité.
"Je me suis rapidement mis à jouer moi aussi mais le travail en groupe m'ennuyait. J'ai composé, seul, quelques intros au clavier pour des amis qui avaient leur propre groupe de black. Leur cassette a circulé un peu et ça m'a permis de me faire quelques correspondants dans la scène death metal et black metal française. On s'écrivait toutes les deux ou trois semaines. On se copiait des démos, on s'échangeait des flyers... Je ne connaissais à peu près rien au milieu BM français et aux gens réellement importants qui le constituaient. Et de toutes façons je m'intéressais surtout aux projets atmo, comme on disait à l'époque. J'achetais autant de démos que possible chez Holy Records, Adipocere ou Impure Creations. J'écrivais aux gens dont la musique me plaisait. Je me rappelle qu'à un moment donné le magazine Metallian avait une sorte de page types petites annonces où l'on pouvait trouver des correspondants. C'était très excitant de se faire des contacts et de se faire découvrir les uns aux autres la musique qu'on composait – c'était aussi largement plus difficile techniquement à l'époque où des gens de nos âges, entre seize et vingt ans, n'avaient pas vraiment accès à du matériel sophistiqué. Enregistrer une démo même très naïve restait quelque chose d'assez admirable."
Après un an et quelques mois à copier des compos de manière privée à ses correspondants, Chemins Noirs a publié sa première vraie démo, La Grande Paix de la Désolation, fin 1996. Elle n'eut jamais accès aux catalogues de distribution de l'époque (Adipocere, Holy Records) mais à force d'envois de flyers et de bouche à oreille, une quarantaine de copies fut écoulée.
"C'était plutôt un bon score pour l'époque et pour un parfait inconnu, même si la plupart des exemplaires a été non pas vendue mais envoyée dans le cadre d'échanges avec d'autres musiciens avec des petites distros comme il en existait un certain nombre à l'époque. Mais je n'ai jamais eu envie de la rééditer ou de l'envoyer à une chaîne YouTube comme The Dungeon Synth Archives. Pour moi c'est une musique liée à une époque, à des goûts et à des préoccupations que j'ai dépassées. Je ne renie rien, mais je ne vis pas dans le culte de ce que j'ai fait il y a vingt-ans."
Le style musical de Chemins Noirs à l'époque était dans une veine que l'artiste décrit comme Dark Medieval.
"C'était l'un des noms qu'on utilisait à l'époque pour désigner des musiques qui font aujourd'hui partie de ce qu'on appelle dungeon synth. Tout comme dark atmospheric et même parfois dark ambient ; on avait d'ailleurs aucune idée de ce qu'était la vraie scène dark ambient, à la Lustmord et consorts. Moi je revendiquais vraiment, spécifiquement, le label dark medieval. On était quelques-uns à s'envoyer des cassettes et à faire notre petite scène privée, entre nous. C'était nous contre le reste du monde, avec toute cette hargne et cette prétention adolescente. On était pas les seuls à pratiquer ce genre, ceci dit, il y avait toute une tendance médiévalisante dans le black metal, avec Noctis dans le sud de la France."
Avec ses clavecins, bombardes, timbales, flûtiaux, mal imités par des claviers bon marché, et son imagerie entièrement tournée vers les châteaux forts, la sorcellerie, les épidémies, la scène dark medieval se voulait inextricablement liée à la scène black, sans passerelles aucune avec le monde goth ou industriel.
"On a jamais écouté les trucs du genre The Moon Lay Hidden Beneath a Cloud ou Dead Can Dance. Et évidemment, avec les projets avec lesquels je correspondais, on s'influençaient mutuellement. On avait envie de créer notre propre style, notre propre son, notre propre imagerie. J'étais dans cette identité artistique à 100 % et je ne voulais rien savoir d'autre – et mentalement je vivais dans cette époque et cette esthétique noire. Ce n'était pas un simple positionnement esthétique. C'était viscéral. Je rejetais entièrement le monde moderne, qui me paraissait laid, décadent, inutilement complexe, excessivement civilisé et policé. Je rêvais d'un monde moins peuplé, plus barbare, plus rude à tous les égards. Avec une fascination évidemment pour le macabre, le maladif, le diabolique."
Mais au début des années 2000, après plusieurs cassettes purement médiévalisantes, Chemins Noirs a fait une longue pause avant de commencer à sortir des CD-R bien moins marqués par la scène black :
"J'ai changé de style au bout de quelques démos – vers 2000, 2001. Je commençais à m'ennuyer musicalement et j'écoutais déjà moins de black à l'époque. J'avais déménagé, aussi, dans une région vraiment vraiment misérable, délabrée, sinistrée, à vrai dire à première vue ça avait un côté Groland, mais un Groland pas drôle du tout, avec des suicides, de l'alcoolisme, de l'inceste, et une vraie pratique, à peine cachée, de la sorcellerie dans un certain nombre de maisons. Chez les français de base comme chez les gitans qui étaient très nombreux à cet endroit. Ça m'a fasciné. L'esthétique moyennâgeuse que j'avais pratiquée jusqu'ici m'a parue un peu idiote, un peu ado-fan-de-RPG, à côté de cet environnement-là qui lui était bien réel."
On peut considérer que Chemins Noirs a réellement trouvé sa voie à partir de cette période ; une évolution vers un style dépouillé, discordant, mélancolique, inspiré par la musique folklorique, mais de plus en plus intemporel.
"J'ai beaucoup simplifié ma musique au fil des années, après une premier période où j'avais plutôt tenté de l'enrichir et de la complexifier, pour impressionner le monde et montrer ce que je savais faire – sur mes deux dernières démos vraiment dark medieval je pouvais avoir dix pistes jouant en même temps, des variations constantes, etc. Comme j'utilisais un clavier et un PC c'était techniquement assez facile. Mais j'ai fini laisser tomber le MIDI et jouer en direct, sans séquençage, directement sur bande. Et en réduisant ma musique à son squelette. Je pense que d'une certaine manière j'en ai eu marre des maniérismes et de la complexité inutile et que j'ai reproduit ce que Darkthrone a fait après Soulside Journey. J'ai découvert la puissance du minimalisme, de la primitivité."
À la même époque, il a commencé à vivre dans ce qu'on pourrait appeler une communauté néo-rurale.
"C'était une façon un peu pompeuse de dire qu'on louait une grosse maison à la campagne et une bonne partie de notre temps consistait à nous occuper du gigantesque potager, du verger, des poules, etc. C'était dur et honnêtement on avait des résultats catastrophiques, incapables de nous faire vivre entièrement, comme on le prévoyait, mais ça reste une bonne période de ma vie. En même temps on perdait un peu pied avec la réalité et après quelques mois de ce régime on ne supportait même plus d'entendre le moteur d'une voiture ou un avion dans le ciel – sans parler de la musique sur hauts-parleurs ou autres nuisances de la vie moderne. Je me souviens qu'on se disait souvent en plaisantant à moitié : vivement qu'il n'y ait plus de pétrole. Je continuais la musique mais de manière plus lointaine, plus secondaire."
Eden Empoisonné marque la fin de la carrière de Chemins Noirs. La démo est sortie sur mini CD-R limité à une centaine de copies dont la plupart n'ont pas été écoulées. Mais l'artiste proposait également les morceaux gratuitement sur Soulseek et en téléchargement gratuit sur le site du projet.
"J'avais le sentiment d'avoir fait le tour de la question, musicalement parlant et thématiquement parlant. Je ne comptais d'ailleurs pas sortir une démo de plus, mais j'ai vu ce vieux film anglais, Threads, et il m'a tellement profondément marqué que j'ai décidé de faire quelque chose sur ce thème. J'ai toujours été sensible à des influences extérieures."
Threads est un film anglais sorti en 1984 qui dépeint un conflit nucléaire, et ses conséquences, avec un réalisme rarement, si ce n'est jamais, atteint, même par son quasi-contemporain équivalent The Day After. On y suit les membres de deux familles – unies par un prochain mariage et un bébé – pendant les quelques jours qui précèdent et suivent une guerre atomique ; la tension internationale croissante, l'inquiétude qui se transforme en révolte puis en stupéfaction résignée, puis l'attaque elle-même, la mort de la plupart des personnages du film, et la survie hagarde de ceux qui restent. Le film, à travers sa voix off au ton glacialement documentaire, agrémenté de statistiques affichées à l'écran, ne laisse planer aucune ambiguité quant au fait qu'un conflit nucléaire et ses conséquences marqueraient la fin pure et simple, définitive, de la civilisation, si ce n'est de l'humanité.
Oeuvre courte, minimaliste, qui n'a plus rien de médiévalisant ou de proche, esthétiquement, du monde black metal, Eden Empoisonné est un montage de samples du film avec trois mélodies interprétées par un son de guitare synthétique, maladroit, tremblotant, malade, comme le monde issu de la guerre atroce décrite par le film.
"Techniquement parlant j'ai quitté le style folklorisant que j'avais développé après ma première période dark medieval. J'ai recyclé quelques mélodies en MIDI que j'avais déjà utilisées sur d'autres morceaux nettement plus vieux, mais en modifiant les intervalles entre les notes pour leur donner ce côté sacadé, arythmique, un peu bizarre et bancal. Je ne voulais pas que la musique soit belle. Je ne voulais pas non plus qu'elle soit riche ; je crois que c'est mon travail le plus minimaliste, le plus pauvre, même. Mais c'est entièrement justifié par ce que cette musique cherche à dépeindre. Tous les samples, voix et bruitages qu'on entend viennent,eux, du film lui-même."
On entend en effet notamment, sur les deuxième et troisième séquences musicales, le discours de l'activiste anti-nucléaire et pacifiste, interprétée par Maggie Ford.
Ce discours, avec sa célèbre phrase, "You cannot win a nuclear war", termine... presque l'album.
"J'ai rajouté ensuite la bande-son d'une séquence étrange où l'on entend tout un groupe de personnes geindre et se lamenter en avançant dans la campagne, dans une espèce de pénombre étrange – une scène qui m'a terrassé quand je l'ai vue pour la première fois. Elle m'a paru aussi, en y repensant, une bonne illustration de la célèbre phrase de T. S. Elliot :
This is the way the world ends / not with a bang but a whimper.
Le plus terrifiant n'est pas l'attaque en elle-même, mais l'Enfer sur terre qui s'installe ensuite. Après le lac de flammes, un autre Enfer, froid, silencieux, morne, et définitif. C'est le sens du deuxième discours, qui lui clot l'album."
Les chemins noirs du satanisme sont donc aussi ceux sur lesquels avancent les survivants dans la dernière partie de Threads. Ce nouveau sens, évidemment non-prémédité, relève peut-être du phénomène décrit dans une autre oeuvre post-apocalyptique anglaise, The Road, écrit par Nigel Kneale, où des villageois anglais du 18è siècle sont confrontés à des apparitions fantômatiques dans la forêt bordant leur village – apparitions qui sont en fait des échos, envoyés dans toutes les directions du Temps, d'une guerre atomique ayant lieu dans l'avenir, qu'ils ne peuvent évidemment pas comprendre.
L'achèvement de l'album s'est en tous cas accompagné d'une prise de conscience quant à la nature même de Chemins Noirs et de l'imaginaire qu'il avait tenté de mettre en images et en musique pendant des années.
"J'avais composé au fil des démos plusieurs morceaux dont les titres et la thématique étaient très proches : Le Pays Maudit, Terre Ensorcellée, etc. J'étais obsédé par cette idée et cette image mentale d'un pays agricole, rural, primitif, mais qui au lieu d'être verdoyant serait gris, mort, stérile, dégénéré – et ses habitants avec. Il a fallu que je vieillisse pour comprendre que c'était ma façon à moi de vivre la peur de la guerre atomique, de la fin de la civilisation, et du monde lui-même, qui planait sur tout le monde dans les années 70 et 80. D'une certaine manière Eden Empoisonné ferme le cycle de Chemins Noirs en révélant le vrai sens de ces visions que j'avais depuis toujours. Ce pays maudit, malade, stérile, hanté, ne se situait pas dans un moyen-âge légendaire, mais dans notre avenir. J'ai choisi le titre Eden Empoisonné comme une sorte de réponse aux fantasmes néo-primitivistes de mes années en communauté. Parce qu'évidemment ça n'arrivera jamais, cette espèce de retour à l'état de nature, dans la paix, l'harmonie, l'égalité, et la prospérité. Ni même le retour à la saine barbarie que fantasment certains dans le monde black metal ou neofolk. Il n'y aura plus rien."